Elle a onze ans, Marie, et elle est entrée cette année, au collège en classe de sixième. C'est une bonne élève, volontaire et appliquée. C'est de plus une enfant heureuse, pétillante de malice, sensible et éveillée, à l'âme riante, et aux yeux clairs étincelants de lumière....
Elle est aussi curieuse Marie, et, très tôt, elle s'est attachée à connaître l'histoire de sa famille, elle veut savoir pourquoi les yeux des grands-parents s'embuent parfois de larmes ; prendre part à une tragédie qu'elle devine sans la bien comprendre, écoute son père lorsque celui-ci parle des difficultés rencontrées en classes secondaires ou universités....
Très vite, elle s'est sentie concernée par le drame vécu par les siens, et à onze ans, elle a déjà fait sienne la mémoire fracassée de sa famille, se sentant liée à ce que cette dernière avait supporté, et s'impliquant même dans ce qui avait coûté beaucoup à ses aînés. Les grands coeurs aiment les sacrifices et Marie est dotée d'un grand coeur..
Des bribes d'un désastre que l'on voulait lui cacher, elle a recomposé toute seule cette histoire dramatique. Son esprit s'est mis à reproduire, avec la précision d'un dessinateur industriel, une douceur de vivre qu'elle ne connaîtrait jamais, une lumière tellement éclatante qu'elle imprègne et consume tout ce qui y baigne, un horizon sans nuages donnant à une mer turquoise, toute rebroussée par le vent, mille reflets de saphir, et surtout la joie de vivre dans une telle atmosphère...
Elle ressuscite, Marie, tout un passé qui coulait dans ses gènes, elle était capable de décrire des lieux qu'elle n'avait jamais vus, des orangeraies de Blida au choc minéral du Ruisseau des Singes, et même les vignes espacées sur les pentes inondées de soleil, plantées par un arrière-grand-père qui avait quitté son Nivernais natal pour ces horizons algériens aux aurores teintées d'améthyste et aux courts crépuscules où les couleurs disparaissent soudain, achevant de se consumer, derrière les crêtes des montagnes dans un embrasement de terres incendiées....
Mais elle a, aussi reproduit, Marie, ce qu'on voulait lui cacher, elle a reproduit, à sa façon, comme une petite fille tendre et aimante, les années d'angoisse, les années d'horreur sur lesquelles les siens, en sa présence, restaient muet...
Elle a décelé l'angoisse qui s'empare à jamais des victimes d'une guerre terroriste, elle a côtoyé des innocents mutilés, elle a vu des mères pleuraient sur le martyr de leurs enfants, elle a assisté à l'inauguration du Mur des Disparus à Perpignan, et, en d'autres lieux, école ou centre de loisirs, elle a entendu des calomnies sur les colons et le système colonial....
Elle a gardé le silence, Marie, tout en démontant mentalement ce mécanisme affreux qui voulait camoufler les crimes commis sur des innocents en les présentant comme une sorte de justice sommaire exercée sur des coupables....
Un jour de mars, des hommes sont venus dans son collège. Ils ont dressé des chevalets, ils ont exposé des photos sur la guerre d'Algérie... Ils ont même montré aux enfants, les photos d'autres enfants, mutilés par des bombes, dont une photo qu'elle connaissait déjà pour l'avoir vu chez sa grand-mère. Celle d'une amie chère de sa famille qu'elle avait déjà rencontrée...
Puis, ces hommes ont dit que les accords d'Evian signés le 18 mars, avaient mis fin dès le 19 à de telles horreurs...
Alors, Marie n'a plus pu se taire : de sa voix claire d'enfant sage et déterminée, elle a dit à ces hommes et à son professeur, que ce n'était pas vrai, que les exactions et les carnages avaient continué et même redoublé après cette date, qu'ils s'étaient accentués jusqu'à faire sept fois plus de morts que sept années de guerre et.... le professeur est intervenu pour lui imposer le silence.
Elle ne s'est pas calmée tout de suite, elle a fait face, elle lui a conseillé de lire les livres de sa grand-mère, alors, il s'est fâché tout rouge, et l'a fait taire...
Elle s'est donc tue Marie, elle ne pouvait pas, à onze ans, faire front devant l'autorité d'un éducateur attitré, mais elle ne s'est pas démontée pour autant, et dès la première récréation, elle a informé ses camarades de classe sur ce qu'elle savait de ce drame ; elle a fait avec ce que la foi, la sincérité et la ferveur pouvaient prêter à sa voix de résonnances graves et profondes.... et les enfants l'ont écoutée, certains même l'ont crue...
Que restera-t-il dans l'esprit de ces enfants ? La propagande d'adultes et leurs affirmations aussi péremptoires que mensongères ? Où l'image fragile de la petite camarade de classe qui est venue leur dire, les yeux embués de larmes et la voix hachée par l'émotion, qu'on leur mentait ?
Il est évident que la pauvre Marie n'est qu'un délicat petit pot de terre face à une machine à broyer irrémissiblement sous le nom de "colonialisme" toute l'Histoire humaine et tous les progrès que notre espèce a accomplis en huit ou neuf millénaires...
La guerre d'Algérie n'est pas au programme d'une classe de 6è. En histoire, les enfants étudient la Grèce ancienne...
Mais leur apprend-t-on que les Grecs ont créé des "colonies" au sens ancien du terme qui signifiait "cités détachées de la Mère-Patrie"? (exactement ce qu'était l'Algérie à nos yeux).
Leur apprend-t-on que c'est au colonialisme hellénique que nous devons une civilisation qui, des rives de l'Asie à celles de la Sicile, a fait plus, en quelques siècles, pour la dignité humaine et pour l'essor de la pensée, que des centaines de millénaires obscurs ? Je ne le crois pas, et, au contraire, je pense que le monde régresse vers les temps archaïques et dépassés de l'obscurantisme...
Nous sommes donc, nous Français d'Algérie, les derniers boucs émissaires d'un monde égaré ou chacun s'érige en procureur pour jeter sur nous l'anathème... Or juger les autres, les condamner sans les entendre, c'est un droit qui n'appartient à aucun de nos compatriotes, à moins que ceux qui jugent notre oeuvre, qui la condamnent sans l'évaluer, consentent à figurer un jour, eux aussi, au banc dit d'infamie que l'on réserve aux accusés...
Anne Cazal